skip to Main Content

Chronique 3

Par Mickaël Le Bouëdec

Les Heures Folles

Il est difficile d’être plus heureux.

Je suis au plein milieu d’une somptueuse rivière, de l’eau jusqu’au nombril, au cœur d’une vallée encaissée et boisée et j’espère prendre quelques jolies truites.

Le soir approche et l’ombre tranche une ligne distincte sur le flanc de la colline.

Je sens la pression de la rivière, la petite intensité de son courant sur moi. Le prochain pas dépendra de la position dans le courant de la renoncule, de celle de la veine d’eau sur laquelle je demande à déposer discrètement ma petite mouche sèche.

Des myriophylles se sont échouées en travers de moi et me parent d’une traîne de roi qui vient mendier son sacre de pêcheur dans une cathédrale de verdure.

Sur les bordures, j’ai commencé à apercevoir quelques truites gober à la surface.

Je leur soumets une mouche de mai, sans succès.

Je propose alors une araignée aux hackles roux, non merci.

Un gros sedge, rien. Un plus petit. Non !

Désormais, les deux côtés du rivage s’animent. Gobages sur gobages, tous les cinq mètres.

Je m’agite car je vois bien que, dans cette situation, à ce moment précis, on réclame quelque chose de moi : un subimago en cul de lièvre ? NON, une oreille de chevreuil montée en parachute ? NON, alors voici une fourmi ailée à tête rouge ou encore un spent clair à longues ailes ? Mes mains tremblent, je fouille dans mes boîtes à la recherche de ce qui grouille autour de moi, de cette éclosion miraculeuse d’insectes que je ne possède décidément pas !

La rivière s’impatiente et tape du pied. Dans toutes les veines d’eau désormais, j’aperçois le dos de truites qui passent à table. Cela clapote partout autour de moi et je sens maintenant que je ne suis pas à ma place. Une larve de chironome ? un spinner d’ignita ? NON ET NON !

Ma boîte est vide, je n’ai plus d’imagination, je ne sais plus quoi faire.

Les truites, dans mes bottes, sont prises de frénésie.

Je quitte le nez de mes boîtes de pêche et regarde devant moi : toute la rivière s’est embrasée et visiblement on me demande de quitter la scène. Je l’accepte et je rejoins la bordure, je m’agrippe à la prairie et me hisse péniblement sur la berge. Je viens d’être déchu de ma couronne de pêcheur certes, mais je viens d’être invité en tant que simple spectateur à une représentation extraordinaire. Le cul bien calé sur une souche de saule, les bottes pendouillant au-dessus du flot, je suis au premier rang, dans les loges princières du plus beau théâtre.

Pendant quelques minutes, dans ce fond de vallée, les truites varient alors tous les plaisirs de la danse et du saut et, devant mes yeux ébahis, la rivière se met en ébullition…

Il est difficile d’être plus heureux.

Back To Top